Aujourd'hui, je voudrais vous parler de l’interprétation
des institutions démocratiques athéniennes que fournit Castoriadis. En premier lieu,
je vais me demander quelle est la signification donnée par Castoriadis à
l’Athènes du Ve. siècle av. JC dans l’horizon de la tradition occidentale. En
deuxième lieu, je vais faire référence aux principales institutions de la polis démocratique qui fleurit aux Ve.
et IVe. siècles av. JC. En dernier lieu, j’essaierai d’avancer
quelques thèses sur les implications épistémologiques
et politiques de la position castoriadienne
sur la polis et la démocratie
athénienne.

D’abord, il faut remarquer la position méthodologique de Castoriadis (2004). Pour lui, le projet
de réinterprétation de la Grèce
ancienne est, en certain sens, une
réinvention. C’est pourquoi il va saisir l’ « objet
historique » qui est la
Grèce en posant un « schème imaginaire » qui rendra
à cet objet historique son unité polyphonique et le fera
apparaître comme un « monde de significations » immensément complexe. On peut donc se demander : quelle
est la signification de la démocratie athénienne ? Ce qui est impliqué dans la praxis démocratique, c'est que les hommes se posent comme auteurs de leurs lois et donc aussi
comme responsables de ce qui arrive dans la cité. Cela signifie que « les
Athéniens » reconnaissent le fait qu’il n’y a pas de source extra-sociale,
divine ou transcendante qui dise le droit, la loi, qui dise ce qui est bon, ce
qui est juste pour la cité. Cet être, pour ainsi dire, « en plein air» des
Grecs (ou mieux, des Athéniens) va de pair avec l’institution de nouvelles
figures/formes de l’être ensemble : la démocratie et la politique, mais
également de la poésie (des poèmes homériques à la tragédie), de la mathématique (des
pythagoriciens à Euclide) et de la
philosophie (des présocratiques à Aristote). Nous y reviendrons.
De telle sorte, la « création » de la démocratie a
signifié la naissance de « la politique » comme domaine propre à
l’action humaine (les animaux agissent, mais ils ne font pas de la politique).
Qu’est-ce qu’on doit entendre par politique ? La question de la naissance
de « la politique » chez les Grecs a fait le sujet d’une longue
discussion avec les étudiants. Car si l’on entend par « politique »
les intrigues de la cour, les manœuvres de certains groupes pour gérer le
pouvoir qui existe, les luttes des groupes sociaux qui défendent leurs intérêts
et leurs positions, cela a existé toujours ailleurs (chez les Chinois, chez les
Indiens, même chez les Aztèques, par exemple, dit Castoriadis, 1989).
Cependant, pour Castoriadis, « la politique » doit être entendue comme
l’activité collective dont l’objet est « l’institution de la société en
tant que telle », c’est-à-dire, une action
instituante dont la discussion tourne autour de la « juste
cité », de la « bonne cité », autour des institutions dans
lesquelles « le juste » et « le bon » puissent s’incarner. Et
la « réponse démocratique » des Grecs a été : ce n’est que le
peuple qui peut décider de quelles sont les meilleures lois. Le peuple, et non
pas les dieux, Dieux, ou les « livres sacrés ». Voilà la création de la démocratie: lorsque le peuple, la communauté
politique, l’ensemble des citoyens, reconnaît sa responsabilité devant la loi. C'est le moment où il faut répondre
à la question : Qu’est-ce qu’une loi juste, une bonne loi ? « Et
cela sans ouvrir un livre sacré ni écouter un prophète… Ni non plus, et c’est
très étonnant, consulter l’oracle. On consulte l’oracle de Delphes pour savoir
quelles sont les actions qu’il faut ou non entreprendre : organiser une
expédition, bâtir une cité, choisir où la bâtir, etc. Mais on n’a jamais eu
l’idée de lui demander quelle loi établir… » (Castoriadis, 2004 :
56).
Désormais, on peut en dériver deux types des questions : a) des
questions d’ordre ontologique ; b) des questions d’ordre politique.
Les premières concernent l’ontologie qui est censée être
exposée par les Grecs. C’est la question du « chaos » et de sa
relation à la démocratie et encore à la « poésie » (d’Homère à
Eschyle, pour ne mentionner qu’un des poètes « tragiques »). Castoriadis présente la thèse selon laquelle c’est cette première « saisie
imaginaire » du monde comme a-sensé
et comme à-être [1]
ce qui libère les Grecs et leur permet de créer des institutions dans
lesquelles les hommes se donnent leurs normes (Castoriadis, 2004 : 56). Le
« chaos », c’est le vide, l’absence d’ordre, l’absence de lois, c’est
une sorte de « mélange de tout » qui doit être
ordonné pour pouvoir penser, pour pouvoir agir, pour pouvoir vivre.
Mais l'« ordre » du monde humain provient des lois « instituées » par la communauté politique. L’« institution de la loi » est l’objet d’une « activité
collective » explicite et réfléchie car elle est le résultat de la
délibération et de la discussion, de la décision des citoyens : « …la
politique ainsi conçue est indissociable du fait que la collectivité décide de
prendre en main ses affaires, et pas seulement les affaires du jour le jour
mais ce qu’on appellera en langage courant sa législation, c’est-à-dire finalement
son institution… » (Castoriadis, 2004 : 57). Cela signifie que si
l’univers humain était parfaitement ordonné ou si les lois humaines étaient dictées par Dieu
ou par la nature, il n’y aurait aucune place ni de champ ouvert à l’action
politique et il serait absurde de s’interroger sur ce qu’est une bonne loi ou
sur la nature de la justice.
C’est cet « ordre » institué par la loi, ce qui
distingue « le monde humain ». Selon Castoriadis, nous trouverons
déjà chez Homère des éléments tout à fait essentiels de ce qui est pour lui le noyau des significations imaginaires
du monde grec ancien. D’un côté, il y a, dans l’Odyssée, l’épisode des Cyclopes : la position et la définition
de ce qui distingue la collectivité humaine de ce qui est
« monstrueux » -inhumain, ou surhumain, mais pas certainement
divin : « Voilà ce que l’on trouve dans l’épisode des Cyclopes –et
que, permettez-moi de me répéter, les enfants grecs ont bu avec le lait de leur
mère… d’abord, les Cyclopes n’ont pas de themistes, c’est-à-dire, de lois :
et ils n’ont pas d’agorai boulèphoroi, d’assemblées délibératives. Ces termes renvoient à une définition
implicite de ce qu’est une communauté humaine : une communauté humaine a
des lois, et elle a des assemblées délibératives, où les choses se discutent et
se décident. Une collectivité qui n’a pas cela est monstrueuse »
(Castoriadis, 2004 : 89). Cet épisode donne ainsi la définition de la
communauté humaine comme communauté politique, au sens de communauté qui
discute, qui délibère, qui juge, qui choisit, qui décide de « vivre ensemble » et soumise à des lois. D’un autre côté, il
y a l’être « en plein air », l’être « dans » le vide,
« dans » le néant (excusez-moi les contradictions lexicales) dévoilée
par l’Iliade. L’Iliade montre –pour
ne mentionner que deux éléments étudiés par Castoriadis- la moira et l'hubris en tant
que composantes essentielles de l’expérience
humaine. Entre parenthèse, faut-il remarquer que je parle
d’expérience humaine et non pas de « nature humaine ». A mon avis, il
n’y a pas d’ « anthropologie philosophique » (au sens de
l’interrogation sur ce que c’est que l’homme) dans l’œuvre de Castoriadis, mais
une élucidation (une tentative de
penser et de savoir, toujours provisoire)
de l’expérience humaine et du « mode d’être » de l’être humain.
Reprenons donc les deux composantes récurrentes dans les
poèmes homériques. Le terme « moira »
signifie la limite, la part, le sort (Castoriadis, 2004 : 110). Quelle est
donc la part appartenant à l’homme ? Sa
moira, c’est sa mort. Homère utilise des mots qui désignent le jour fatal,
le jour de la mort de l’héros, le jour qui lui avait imparti dans le
« partage initial » comme borne (limite) de son existence. La moira est une sorte de « nécessité » fatale
impersonnelle qui impose aux hommes (et même aux dieux) ses décrets, et qui
n’est pas une divinité qu’on pourrait invoquer ou essayer de fléchir
(Castoriadis, 204 : 111). Mais la moira
est encore une autre limite : la limite à l’intérieure des activités
humaines qu’on ne peut pas transgresser. La rage de la transgression, c’est l’hubris (l’Iliade montre, par
exemple, l’hubris de Patrocle qui entreprend une bataille hyper moron, au-delà de ses propres limites). Ainsi,
l’hubris est aussi bien humaine que
la moira. « Homère nous rappelle
toujours cette possibilité qu’ont les hommes de décider » (Castoriadis,
2004 : 115). Patrocle, Ulysse, Egisthe décident et ils décident, pour
ainsi dire, « librement ». « L’homme
décide, et décide à ses risques et périls, à ses propres frais, qui sont le
plus souvent très lourds ; avec au bout du compte le « frais/non
frais » final : la mort. Cette coexistence d’une loi impersonnelle et
de la libre décision de l’homme face à elle est… ce qui libère l’homme grec pour
l’action, aussi bien dans le domaine pratique, politique, que dans le domaine
de la pensée » (Castoriadis, 2004 : 115). L’homme, libéré de toute contrainte, crée, institue. Voilà les
composantes de l’imaginaire grec trouvé par Castoriadis chez les poèmes homériques.
La vue grecque, c’est donc la
conception d’un monde chaotique sur
lequel règne la nécessité et où il y a aussi un cosmos, c’est à dire un
ordre. Mais cet ordre repose sur un désordre fondamental. Le peuple grec apparaît ainsi comme un
peuple « créateur », « fondateur »,
« inventeur », un peuple où l’homme est archè tôn esomenôn,
principe et commencement de ce qui adviendra. Cette perception du
« chaos », de l'’absence d’ordre et de régularité est une sorte de
« pré-condition essentielle » pour que le «cosmos » (le monde
naturel, mais également le monde humain) puisse émerger. « Chaos »
signifie que l’univers n’est pas parfaitement ordonné, c’est-à-dire
qu’il n’est pas soumis à des lois « pleines de sens ».
Et cette
vision conditionne non pas seulement la
création de la politique (comme discussion et décision de l’ordre civique
de la cité) mais aussi la création de la
philosophie comme interrogation sur la vérité de la
« représentation collective instituée » du monde. La création de la politique implique la
possibilité de l’action politique instituante, la possibilité de s’interroger
sur la justice en général, tandis que la création de la philosophie implique la
possibilité de s’interroger sur la vérité, sur la certitude des représentations
courantes, cristallisés, immédiatement admises. La philosophie, définie comme
« prétention », comme « aspiration », laisse ouverte la
possibilité de « penser à nouveau ». Castoriadis trouve ainsi un lien
étroit entre « philosophie » et « politique » :
« De même, si les êtres humains ne pouvaient créer quelque ordre pour
eux-mêmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilité d’action
politique instituante. Et, si une connaissance sûre et totale (epistèmè) du domaine humain était
possible, la politique prendrait immédiatement fin, et la démocratie serait
tout à la fois impossible et absurde, car la démocratie suppose que tous les
citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte, et que personne ne
possède une epistèmè des choses
politiques » (Castoriadis, 1986 : 356).
Passons maintenant aux questions d’ordre politique.
Quelles sont les principales institutions et les procédures incarnant la
démocratie athénienne ? «La rotation, le tirage au sort, la décision après
délibération de tout le corps politique, les élections, les tribunaux
populaires… » (Castoriadis, 1996 : 284). Des procédures et des
institutions qui ne reposaient pas seulement sur le postulat de l’égale
capacité de tous à assumer les charges publiques, mais des procédures et des
institutions qui « étaient les pièces d’un processus politique éducatif,
d’une paideia active, visant à
exercer, donc à développer chez tous les capacités correspondantes et par là à
rendre aussi proche que possible de la réalité effective le postulat de
l’égalité politique » (Castoriadis, 1996 : 284).
Ainsi, la
communauté des citoyens –le dèmos- proclame qu’elle est libre et
souveraine (autonomos, autodikos, autotèles : elle se régit par ses
propres lois, possède sa juridiction indépendante et se gouverne elle-même).
Elle affirme encore l’égalité des citoyens (mâles, adultes et nés de
citoyens), l’égalité au regard de la loi (isonomia) faite de la participation
générale active aux affaires publiques. Castoriadis remarque :
« Cette participation n’est pas laissé au hasard : elle est au
contraire, activement encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’éthos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de
prendre partie dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos- c’est-à-dire perdait ses droits
politiques (Aristote, La constitution des Athéniens) (Castoriadis, 1986 :
361). Et cette participation se matérialise dans l’ecclèsia (l’assemblée), la Boulé
(le Conseil) et les tribunaux. L’ecclèsia
est l’Assemblée du peuple, le corps souverain agissant. L’Assemblée, assistée
par la Boulé légifère
et gouverne. Dans l’Assemblée, tous les citoyens ont le droit d’y prendre la
parole (isègoria) car leurs voix pèsent toutes du même
poids (isopsèphia) et l’obligation morale de participer
s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). La participation se
matérialise encore dans les tribunaux, où la quasi-totalité des jurés sont
tirés au sort (Castoriadis, 1986 : 359-360).
L’Assemblée), le Conseil et les tribunaux sont les
institutions de la démocratie athénienne qui expriment l’action instituante
(politique) de la collectivité, les institutions qui incarnent l’autonomie de la société. Comme nous
l’avons vu, Castoriadis lie l’exercice de l’action instituante à l’absence d’ordre
antérieur à l’existence de la polis
même en soulignant : « ‘Il a
semblé bon au démos et la
Boulé ’, c’est-à-dire au peuple et au Conseil.
On ne dit pas que c’est la vérité absolue, que c’est Dieu qui a donné les
tables de la loi, on dit : en ce moment-ci, les Athéniens ont cru bon de voter
cette loi. Ce qui veut dire que, cinq ou dix ou vingt ans plus tard, on peut la
changer ». (Castoriadis, 1989). Ce qui est également remarquable dans
cette expression de la « démocratie directe » ce sont deux
faits : d’un côté, le fait de la participation effective de tous les
citoyens ; d’un autre côté, l’absence de professionnalisation de l’activité
politique : « Et puis, la démocratie est exercée par le fait que les
tribunaux ne sont pas composés par des juges professionnels. Les juges sont
tirés au sort. Il y a un système extrêmement compliqué qu’Aristote décrit dans La Constitution
des Athéniens : pour qu’il n’y ait pas de tricherie possible et pour que
tout le monde ait des chances égales de participer à ces tribunaux. Donc ce
sont les tribunaux populaires qui jugent toujours, selon les lois bien sûr, et
puis il y a bien entendu des magistrats » (Castoriadis, 1989).
Les magistrats peuvent être classés en deux catégories :
il y a les magistrats qui représentent la polis
(tirés au sort parmi tous les citoyens) et il y a certains offices exercés par
des citoyens élus en fonction de son savoir spécifique, de sa techné. Pour les Athéniens, l’élection est un principe
aristocratique : on élit les meilleurs. « Par exemple, si on veut construire des bateaux, on élit un magistrat
responsable pour cette construction du bateau ou pour la construction d’une
muraille et on élit 10 stratèges. C’est-à-dire dix chefs de guerre parmi les
gens qui sont supposés s’y connaître le mieux dans ces affaires-là. Ces
postes-là sont électifs, mais ceux qui sont élus peuvent toujours être révoqués
d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’un citoyen peut engager une procédure en
disant : Périclès a violé la loi en faisant telle ou telle chose et le tribunal
décide » (Castoriadis, 1989).
Castoriadis souligne également trois
aspects de la démocratie athénienne qui méritent des commentaires. Il
s’agit de trois aspects qui permettent de différencier la « démocratie
directe » des Athéniens d’avec les démocraties modernes.
1- Le peuple par opposition
aux « représentants du peuple ». Selon Castoriadis, la
philosophie politique classique ignorait la notion de
« représentation ». Pour Hérodote aussi bien que pour Aristote,
« la démocratie est le pouvoir du démos, pouvoir qui ne souffre
aucune limitation [extérieure] en matière de législation, et la désignation des
magistrats (non de « représentants ») par tirage au sort ou par
rotation » (Castoriadis, 1986 : 360). Castoriadis considère que la
« représentation » est un principe étranger à la démocratie :
dès qu’il y a des représentants permanents, l’autorité, l’activité et
l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remise au
corps des « représentants » (Rousseau lui-même le savait).
2- Le peuple par opposition
aux « experts ». Dans la démocratie athénienne, les décisions
relatives à la législation et aux affaires politiques importantes –aux
questions de gouvernement- sont prises par l’ecclèsia, après
l’audition de divers orateurs. En ce sens, il
n’y a pas de « spécialistes » dans les affaires politiques : la
« sagesse politique » appartient à la communauté politique, car
l’expertise, la technè, est toujours lié à un « savoir faire »
spécifique qui ne s’inscrit pas dans le champ de l’action politique ou
éthico-politique. L’idée qu’il existe des « experts » en politique
n’a rien à voir avec une « politique démocratique ». (Castoriadis, 1986 : 361-363).
3- La communauté par
opposition à l’ « Etat ». La polis grecque n’est pas
un « Etat » au sens moderne. Le mot même d’ « Etat »
n’existe pas en grec ancien (Castoriadis souligne le fait significatif que les
Grecs modernes ont dû inventer un mot
pour cette chose nouvelle et qu’ils ont recouru à l’ancien kratos, qui
veut dire « force »). Politeia (le titre du livre de Platon)
ne signifie pas « l’Etat », le mot désigne à la fois l’institution/constitution
politique et la manière dont le peuple s’occupe des affaires communes, des
affaires de la cité (Castoriadis, 1986 : 363). L’idée d’un Etat, d’une
institution séparée du corps des citoyens eût été incompréhensible pour un
Grec. Cela ne veut pas dire que la polis (Athènes, par exemple) n’ait
pas une existence indépendante de ses membres : « Mais la
distinction n’est pas faite entre un « Etat » et une
« population » ; elle oppose la « personne morale »,
le corps constitué permanent des Athéniens pérenne et impersonnel, d’une part,
et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre » (Castoriadis,
1986 : 364).
Pour résumer, que le corps des
citoyens décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance, assure
le contrôle de l’espace public sur les magistrats et sur les décisions
concernant la cité à tous les citoyens. Et c’est justement la création de cet
espace social proprement politique c’est qui distingue la polis
athénienne du reste des cités antiques. La participation générale de tous les
citoyens à la politique implique la création même de l’espace public, d’un
domaine public qui « appartient à tous » (ta koina). De
façon que « le public » cesse d’être un affaire « privée »
-du roi, des prêtres, de la bureaucratie, des hommes politiques, des
spécialistes, etc.- (Castoriadis, 1986 : 367) pour devenir un espace
où les décisions touchant les affaires communes sont prises par la
« communauté politique ». De plus, la participation de tous les
citoyens dans l’espace public constitue la « paideia » demandée
pour accéder au « projet d’autonomie individuelle et sociale ».
« Mais cette paideia n’est pas, principalement, une question de
livres et de crédits pour les écoles. Elle est d’abord et avant tout la prise
de conscience du fait que la polis, c’est aussi vous, et que son destin dépend
aussi de votre réflexion, de votre comportement et de vos décisions ;
autrement dit, elle est participation à la vie politique » (Castoriadis,
1986 : 369).
Je terminerai par dire quelques
mots sur le signifié épistémologique et politique de la création de la démocratie athénienne. D’une part,
elle exprime l’incarnation du projet d’autonomie individuelle et sociale parce
que la communauté est reconnue à la source de la loi (du nomos qui doit
organiser le monde humain). Cela signifie qu’il n’existe pas d’ordre
« total » et « rationnel » (et par conséquent, « plein
de sens ») des affaires humaines. Il n’existe pas
d’ « ordre » au-delà de la praxis active du corps des citoyens
réunis pour « juger et choisir ». Cela signifie que les décisions de
l’Assemblée sont imprévisibles et imprédictibles. C’est la raison pour laquelle,
outre la naissance de la philosophie et de la tragédie, il y en a une autre
signification associée à la naissance de la démocratie : c’est la découverte de
l’essentielle historicité qui traverse l’expérience humaine. Ainsi, la
création de l’espace public est corrélatif de la création d’un
« temps » (public) lié à une dimension où la collectivité inspecte
son passé comme le résultat de ses propres actions et où s’ouvre un avenir
indéterminé comme domaine de son activité.
A mon avis, tel est le sens du mode d’être « en plein air » qu'on peut entrevoir dans les institutions de la démocratie athénienne. Si la loi était donnée par
n’importe quelle source extra-sociale, ou s’il y avait une
« fondation » scientifique des vérités politiques substantives, il y
aurait un seul « critère » donné une fois pour toutes. Mais, si la
société s’institue elle-même comme « autonome », elle ne peut pas
éluder ces questions : pourquoi telle loi plutôt qu’une telle autre ?
pourquoi telle vérité plutôt qu’une telle autre ? De sorte que la
naissance de la politique et de la philosophie expriment, à mon avis, la
reconnaissance de l’historicité et de la temporalité, la reconnaissance du mode
d’être propre à l’homme, de son être inéluctablement « en plein air »
dont le « destin » (la moira, la limite, le borne) est de faire
sa propre histoire. Mais cela sera l’objet d’un nouvel exposé.
Vos commentaires seront
bienvenus !
Liliana
Ponce
Juillet
2013
Bibliographie :
- Castoriadis, C. (2004) Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. Paris, Seuil.
- Castoriadis, C. (1996) "La démocratie comme procédure et comme régime" in La montée de l'insignifiance, Les carrefours du labyrinthe IV. Paris, Seuil.
- Castoriadis, C. (1989) "Cornélius Castoriadis: une leçon de démocratie". Entretien de Chris Marker. Disponible sur Youtube.
- Castoriadis, C. (1986) "La polis grecque et la création de la démocratie" in Domaines de l'homme, Les carrefours du labyrinthe II. Paris, Seuil.
- Castoriadis, C. (1975) L'institution imaginaire de la société. Paris, Seuil.
[1] Cette absence de source transcendante du
sens de la loi et de la norme et cette absence de « détermination ».
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