lunes, 29 de julio de 2013

Castoriadis et les institutions de la démocratie athénienne.

Aujourd'hui, je voudrais vous parler de l’interprétation des institutions démocratiques athéniennes que fournit Castoriadis. En premier lieu, je vais me demander quelle est la signification donnée par Castoriadis à l’Athènes du Ve. siècle av. JC dans l’horizon de la tradition occidentale. En deuxième lieu, je vais faire référence aux principales institutions de la polis démocratique qui fleurit aux Ve. et IVe. siècles  av. JC.  En dernier lieu, j’essaierai d’avancer quelques thèses sur les implications épistémologiques et politiques de la position castoriadienne sur la polis et la démocratie athénienne.

Comme vous le savez, Castoriadis trouve dans la Grèce ancienne le « germe » de ce qu’il nomme le « projet d’autonomie » individuelle et sociale. A son avis, de même qu’il n’y a de sociétés autonomes que si ses membres sont eux-mêmes autonomes,  il n’y a d’individus autonomes qu’au sein d’une société autonome. Ce projet d’autonomie individuelle et sociale émerge pour la première fois en Grèce, notamment à Athènes, dans le cadre de la polis, de la cité entendue comme « forme de vie collective ». On pourrait dire: Athènes est, en quelque sorte, l’expression de l’imaginaire, de l’imagination radicale de l’être humain qui s’exprime comme imaginaire social instituant (Voir: Castoriadis, 1975). 

D’abord, il faut remarquer la position méthodologique de Castoriadis (2004). Pour lui, le projet de réinterprétation de la Grèce ancienne est, en certain sens, une réinvention. C’est pourquoi il va saisir l’ « objet historique » qui est la Grèce en posant un « schème imaginaire » qui rendra à cet objet historique son unité polyphonique et le fera apparaître comme un « monde de significations » immensément complexe. On peut donc se demander : quelle est la signification de la démocratie athénienne ? Ce qui est impliqué dans la praxis démocratique, c'est que les hommes se posent comme auteurs de leurs lois et donc aussi comme responsables de ce qui arrive dans la cité. Cela signifie que « les Athéniens » reconnaissent le fait qu’il n’y a pas de source extra-sociale, divine ou transcendante qui dise le droit, la loi, qui dise ce qui est bon, ce qui est juste pour la cité. Cet être, pour ainsi dire, « en plein air» des Grecs (ou mieux, des Athéniens) va de pair avec l’institution de nouvelles figures/formes de l’être ensemble : la démocratie et la politique, mais également de la poésie (des poèmes homériques à la tragédie), de la mathématique (des pythagoriciens à Euclide) et de la philosophie (des présocratiques à Aristote). Nous y reviendrons.

De telle sorte, la « création » de la démocratie a signifié la naissance de « la politique » comme domaine propre à l’action humaine (les animaux agissent, mais ils ne font pas de la politique). Qu’est-ce qu’on doit entendre par politique ? La question de la naissance de « la politique » chez les Grecs a fait le sujet d’une longue discussion avec les étudiants. Car si l’on entend par « politique » les intrigues de la cour, les manœuvres de certains groupes pour gérer le pouvoir qui existe, les luttes des groupes sociaux qui défendent leurs intérêts et leurs positions, cela a existé toujours ailleurs (chez les Chinois, chez les Indiens, même chez les Aztèques, par exemple, dit Castoriadis, 1989). 

Cependant, pour Castoriadis, « la politique » doit être entendue comme l’activité collective dont l’objet est « l’institution de la société en tant que telle », c’est-à-dire, une action instituante dont la discussion tourne autour de la « juste cité », de la « bonne cité », autour des institutions dans lesquelles « le juste » et « le bon » puissent s’incarner. Et la « réponse démocratique » des Grecs a été : ce n’est que le peuple qui peut décider de quelles sont les meilleures lois. Le peuple, et non pas les dieux, Dieux, ou les « livres sacrés ». Voilà la création de la démocratie: lorsque le peuple, la communauté politique, l’ensemble des citoyens, reconnaît sa responsabilité devant la loi. C'est le moment où il faut répondre à la question : Qu’est-ce qu’une loi juste, une bonne loi ? « Et cela sans ouvrir un livre sacré ni écouter un prophète… Ni non plus, et c’est très étonnant, consulter l’oracle. On consulte l’oracle de Delphes pour savoir quelles sont les actions qu’il faut ou non entreprendre : organiser une expédition, bâtir une cité, choisir où la bâtir, etc. Mais on n’a jamais eu l’idée de lui demander quelle loi établir… » (Castoriadis, 2004 : 56). 

Désormais, on peut en dériver deux types des questions : a) des questions d’ordre ontologique ; b) des questions d’ordre politique.

Les premières concernent l’ontologie qui est censée être exposée par les Grecs. C’est la question du « chaos » et de sa relation à la démocratie et encore à la « poésie » (d’Homère à Eschyle, pour ne mentionner qu’un des poètes « tragiques »). Castoriadis présente la thèse selon laquelle c’est cette première « saisie imaginaire » du monde comme a-sensé et comme à-être [1] ce qui libère les Grecs et leur permet de créer des institutions dans lesquelles les hommes se donnent leurs normes (Castoriadis, 2004 : 56). Le « chaos », c’est le vide, l’absence d’ordre, l’absence de lois, c’est une sorte de « mélange de tout » qui doit être ordonné pour pouvoir penser, pour pouvoir agir, pour pouvoir vivre. 

Mais l'« ordre » du monde humain provient des lois « instituées » par la communauté politique. L’« institution de la loi » est l’objet d’une « activité collective » explicite et réfléchie car elle est le résultat de la délibération et de la discussion, de la décision des citoyens : « …la politique ainsi conçue est indissociable du fait que la collectivité décide de prendre en main ses affaires, et pas seulement les affaires du jour le jour mais ce qu’on appellera en langage courant sa législation, c’est-à-dire finalement son institution… » (Castoriadis, 2004 : 57). Cela signifie que si l’univers humain était parfaitement ordonné ou  si les lois humaines étaient dictées par Dieu ou par la nature, il n’y aurait aucune place ni de champ ouvert à l’action politique et il serait absurde de s’interroger sur ce qu’est une bonne loi ou sur la nature de la justice.

C’est cet « ordre » institué par la loi, ce qui distingue « le monde humain ». Selon Castoriadis, nous trouverons déjà chez Homère des éléments tout à fait essentiels de ce qui est pour lui le noyau des significations imaginaires du monde grec ancien. D’un côté, il y a, dans l’Odyssée, l’épisode des Cyclopes : la position et la définition de ce qui distingue la collectivité humaine de ce qui est « monstrueux » -inhumain, ou surhumain, mais pas certainement divin : « Voilà ce que l’on trouve dans l’épisode des Cyclopes –et que, permettez-moi de me répéter, les enfants grecs ont bu avec le lait de leur mère… d’abord, les Cyclopes n’ont pas de themistes, c’est-à-dire, de lois : et ils n’ont pas d’agorai boulèphoroi, d’assemblées délibératives. Ces termes renvoient à une définition implicite de ce qu’est une communauté humaine : une communauté humaine a des lois, et elle a des assemblées délibératives, où les choses se discutent et se décident. Une collectivité qui n’a pas cela est monstrueuse » (Castoriadis, 2004 : 89). Cet épisode donne ainsi la définition de la communauté humaine comme communauté politique, au sens de communauté qui discute, qui délibère, qui juge, qui choisit, qui décide de « vivre ensemble » et soumise à des lois. D’un autre côté, il y a l’être « en plein air », l’être « dans » le vide, « dans » le néant (excusez-moi les contradictions lexicales) dévoilée par l’Iliade. L’Iliade montre –pour ne mentionner que deux éléments étudiés par Castoriadis- la moira et l'hubris en tant que composantes essentielles de l’expérience humaine. Entre parenthèse, faut-il remarquer que je parle d’expérience humaine et non pas de « nature humaine ». A mon avis, il n’y a pas d’ « anthropologie philosophique » (au sens de l’interrogation sur ce que c’est que l’homme) dans l’œuvre de Castoriadis, mais une élucidation (une tentative de penser et de savoir, toujours provisoire) de l’expérience humaine et du « mode d’être » de l’être humain.

Reprenons donc les deux composantes récurrentes dans les poèmes homériques. Le terme « moira » signifie la limite, la part, le sort (Castoriadis, 2004 : 110). Quelle est donc la part appartenant à l’homme ? Sa moira, c’est sa mort. Homère utilise des mots qui désignent le jour fatal, le jour de la mort de l’héros, le jour qui lui avait imparti dans le « partage initial » comme borne (limite) de son existence. La moira est une sorte de « nécessité » fatale impersonnelle qui impose aux hommes (et même aux dieux) ses décrets, et qui n’est pas une divinité qu’on pourrait invoquer ou essayer de fléchir (Castoriadis, 204 : 111). Mais la moira est encore une autre limite : la limite à l’intérieure des activités humaines qu’on ne peut pas transgresser. La rage de la transgression, c’est l’hubris (l’Iliade montre, par exemple,  l’hubris de Patrocle qui entreprend une bataille hyper moron, au-delà de ses propres limites). Ainsi, l’hubris est aussi bien humaine que la moira. « Homère nous rappelle toujours cette possibilité qu’ont les hommes de décider » (Castoriadis, 2004 : 115). Patrocle, Ulysse, Egisthe décident et ils décident, pour ainsi dire,  « librement ». « L’homme décide, et décide à ses risques et périls, à ses propres frais, qui sont le plus souvent très lourds ; avec au bout du compte le « frais/non frais » final : la mort. Cette coexistence d’une loi impersonnelle et de la libre décision de l’homme face à elle est… ce qui libère l’homme grec pour l’action, aussi bien dans le domaine pratique, politique, que dans le domaine de la pensée » (Castoriadis, 2004 : 115). L’homme, libéré de toute contrainte, crée, institue. Voilà les composantes de l’imaginaire grec trouvé par Castoriadis chez les poèmes homériques.

La vue grecque, c’est donc la conception  d’un monde chaotique sur lequel règne la nécessité et où il y a aussi un cosmos, c’est à dire un ordre. Mais cet ordre repose sur un désordre fondamental. Le peuple grec apparaît ainsi comme un peuple « créateur », « fondateur », « inventeur », un peuple où l’homme est archè tôn esomenôn, principe et commencement de ce qui adviendra. Cette perception du « chaos », de l'’absence d’ordre et de régularité est une sorte de « pré-condition essentielle » pour que le «cosmos » (le monde naturel, mais également le monde humain) puisse émerger. « Chaos » signifie que l’univers n’est pas parfaitement ordonné, c’est-à-dire qu’il n’est pas soumis à des lois « pleines de sens ». 

Et cette vision conditionne non pas seulement la création de la politique (comme discussion et décision de l’ordre civique de la cité) mais aussi la création de la philosophie comme interrogation sur la vérité de la « représentation  collective instituée » du monde.  La création de la politique implique la possibilité de l’action politique instituante, la possibilité de s’interroger sur la justice en général, tandis que la création de la philosophie implique la possibilité de s’interroger sur la vérité, sur la certitude des représentations courantes, cristallisés, immédiatement admises. La philosophie, définie comme « prétention », comme « aspiration », laisse ouverte la possibilité de « penser à nouveau ». Castoriadis trouve ainsi un lien étroit entre « philosophie » et « politique » : « De même, si les êtres humains ne pouvaient créer quelque ordre pour eux-mêmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilité d’action politique instituante. Et, si une connaissance sûre et totale (epistèmè) du domaine humain était possible, la politique prendrait immédiatement fin, et la démocratie serait tout à la fois impossible et absurde, car la démocratie suppose que tous les citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte, et que personne ne possède une epistèmè des choses politiques » (Castoriadis, 1986 : 356).

Passons maintenant aux questions d’ordre politique. Quelles sont les principales institutions et les procédures incarnant la démocratie athénienne ? «La rotation, le tirage au sort, la décision après délibération de tout le corps politique, les élections, les tribunaux populaires… » (Castoriadis, 1996 : 284). Des procédures et des institutions qui ne reposaient pas seulement sur le postulat de l’égale capacité de tous à assumer les charges publiques, mais des procédures et des institutions qui « étaient les pièces d’un processus politique éducatif, d’une paideia active, visant à exercer, donc à développer chez tous les capacités correspondantes et par là à rendre aussi proche que possible de la réalité effective le postulat de l’égalité politique » (Castoriadis, 1996 : 284). 

Ainsi, la communauté des citoyens –le dèmos- proclame qu’elle est libre et souveraine (autonomos, autodikos, autotèles : elle se régit par ses propres lois, possède sa juridiction indépendante et se gouverne elle-même). Elle affirme encore l’égalité des citoyens (mâles, adultes et nés de citoyens), l’égalité au regard de la loi (isonomia) faite de la participation générale active aux affaires publiques. Castoriadis remarque : « Cette participation n’est pas laissé au hasard : elle est au contraire, activement encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’éthos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre partie dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos- c’est-à-dire perdait ses droits politiques (Aristote, La constitution des Athéniens) (Castoriadis, 1986 : 361). Et cette participation se matérialise dans l’ecclèsia (l’assemblée), la Boulé (le Conseil) et les tribunaux. L’ecclèsia est l’Assemblée du peuple, le corps souverain agissant. L’Assemblée, assistée par la Boulé légifère et gouverne. Dans l’Assemblée, tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria) car leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia) et l’obligation morale de participer s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). La participation se matérialise encore dans les tribunaux, où la quasi-totalité des jurés sont tirés au sort (Castoriadis, 1986 : 359-360).

L’Assemblée), le Conseil et les tribunaux sont les institutions de la démocratie athénienne qui expriment l’action instituante (politique) de la collectivité, les institutions qui incarnent l’autonomie de la société. Comme nous l’avons vu, Castoriadis lie l’exercice de l’action instituante à l’absence d’ordre antérieur à l’existence de la polis même en soulignant : « ‘Il a semblé bon au démos et la Boulé, c’est-à-dire au peuple et au Conseil. On ne dit pas que c’est la vérité absolue, que c’est Dieu qui a donné les tables de la loi, on dit : en ce moment-ci, les Athéniens ont cru bon de voter cette loi. Ce qui veut dire que, cinq ou dix ou vingt ans plus tard, on peut la changer ». (Castoriadis, 1989). Ce qui est également remarquable dans cette expression de la « démocratie directe » ce sont deux faits : d’un côté, le fait de la participation effective de tous les citoyens ; d’un autre côté, l’absence de professionnalisation de l’activité politique : « Et puis, la démocratie est exercée par le fait que les tribunaux ne sont pas composés par des juges professionnels. Les juges sont tirés au sort. Il y a un système extrêmement compliqué qu’Aristote décrit dans La Constitution des Athéniens : pour qu’il n’y ait pas de tricherie possible et pour que tout le monde ait des chances égales de participer à ces tribunaux. Donc ce sont les tribunaux populaires qui jugent toujours, selon les lois bien sûr, et puis il y a bien entendu des magistrats » (Castoriadis, 1989).

Les magistrats peuvent être classés en deux catégories : il y a les magistrats qui représentent la polis (tirés au sort parmi tous les citoyens) et il y a certains offices exercés par des citoyens élus en fonction de son savoir spécifique, de sa techné. Pour les Athéniens, l’élection est un principe aristocratique : on élit les meilleurs. « Par exemple, si on veut construire des bateaux, on élit un magistrat responsable pour cette construction du bateau ou pour la construction d’une muraille et on élit 10 stratèges. C’est-à-dire dix chefs de guerre parmi les gens qui sont supposés s’y connaître le mieux dans ces affaires-là. Ces postes-là sont électifs, mais ceux qui sont élus peuvent toujours être révoqués d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’un citoyen peut engager une procédure en disant : Périclès a violé la loi en faisant telle ou telle chose et le tribunal décide » (Castoriadis, 1989).

Castoriadis souligne également trois aspects de la démocratie athénienne qui méritent des commentaires. Il s’agit de trois aspects qui permettent de différencier la « démocratie  directe » des Athéniens d’avec les démocraties modernes.

1- Le peuple par opposition aux « représentants du peuple ». Selon Castoriadis, la philosophie politique classique ignorait la notion de « représentation ». Pour Hérodote aussi bien que pour Aristote, « la démocratie est le pouvoir du démos, pouvoir qui ne souffre aucune limitation [extérieure] en matière de législation, et la désignation des magistrats (non de « représentants ») par tirage au sort ou par rotation » (Castoriadis, 1986 : 360). Castoriadis considère que la « représentation » est un principe étranger à la démocratie : dès qu’il y a des représentants permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remise au corps des « représentants » (Rousseau lui-même le savait).

2- Le peuple par opposition aux « experts ». Dans la démocratie athénienne, les décisions relatives à la législation et aux affaires politiques importantes –aux questions de gouvernement- sont prises par l’ecclèsia, après l’audition de divers orateurs. En ce sens, il n’y a pas de « spécialistes » dans les affaires politiques : la « sagesse politique » appartient à la communauté politique, car l’expertise, la technè, est toujours lié à un « savoir faire » spécifique qui ne s’inscrit pas dans le champ de l’action politique ou éthico-politique. L’idée qu’il existe des « experts » en politique n’a rien à voir avec une « politique démocratique ».  (Castoriadis, 1986 : 361-363).

3- La communauté par opposition à l’ « Etat ». La polis grecque n’est pas un « Etat » au sens moderne. Le mot même d’ « Etat » n’existe pas en grec ancien (Castoriadis souligne le fait significatif que les Grecs modernes ont dû  inventer un mot pour cette chose nouvelle et qu’ils ont recouru à l’ancien kratos, qui veut dire « force »). Politeia (le titre du livre de Platon) ne signifie pas « l’Etat », le mot désigne à la fois l’institution/constitution politique et la manière dont le peuple s’occupe des affaires communes, des affaires de la cité (Castoriadis, 1986 : 363). L’idée d’un Etat, d’une institution séparée du corps des citoyens eût été incompréhensible pour un Grec. Cela ne veut pas dire que la polis (Athènes, par exemple) n’ait pas une existence indépendante de ses membres : « Mais la distinction n’est pas faite entre un « Etat » et une « population » ; elle oppose la « personne morale », le corps constitué permanent des Athéniens pérenne et impersonnel, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre » (Castoriadis, 1986 : 364). 

Pour résumer, que le corps des citoyens décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance, assure le contrôle de l’espace public sur les magistrats et sur les décisions concernant la cité à tous les citoyens. Et c’est justement la création de cet espace social proprement politique c’est qui distingue la polis athénienne du reste des cités antiques. La participation générale de tous les citoyens à la politique implique la création même de l’espace public, d’un domaine public qui « appartient  à tous » (ta koina). De façon que « le public » cesse d’être un affaire « privée » -du roi, des prêtres, de la bureaucratie, des hommes politiques, des spécialistes, etc.- (Castoriadis, 1986 : 367) pour devenir un espace où les décisions touchant les affaires communes sont prises par la « communauté politique ». De plus, la participation de tous les citoyens dans l’espace public constitue la « paideia » demandée pour accéder au « projet d’autonomie individuelle et sociale ». « Mais cette paideia n’est pas, principalement, une question de livres et de crédits pour les écoles. Elle est d’abord et avant tout la prise de conscience du fait que la polis, c’est aussi vous, et que son destin dépend aussi de votre réflexion, de votre comportement et de vos décisions ; autrement dit, elle est participation à la vie politique » (Castoriadis, 1986 : 369).

Je terminerai par dire quelques mots sur le signifié épistémologique et politique de la création de la démocratie athénienne. D’une part, elle exprime l’incarnation du projet d’autonomie individuelle et sociale parce que la communauté est reconnue à la source de la loi (du nomos qui doit organiser le monde humain). Cela signifie qu’il n’existe pas d’ordre « total » et « rationnel » (et par conséquent, « plein de sens ») des affaires humaines. Il n’existe pas d’ « ordre » au-delà de la praxis active du corps des citoyens réunis pour « juger et choisir ». Cela signifie que les décisions de l’Assemblée sont imprévisibles et imprédictibles. C’est la raison pour laquelle, outre la naissance de la philosophie et de la tragédie, il y en a une autre signification associée à la naissance de la démocratie : c’est la découverte de l’essentielle historicité qui traverse l’expérience humaine. Ainsi, la création de l’espace public est corrélatif de la création d’un « temps » (public) lié à une dimension où la collectivité inspecte son passé comme le résultat de ses propres actions et où s’ouvre un avenir indéterminé comme domaine de son activité. 

A mon avis, tel est le sens du mode d’être « en plein air » qu'on peut entrevoir dans les institutions de la démocratie athénienne. Si la loi était donnée par n’importe quelle source extra-sociale, ou s’il y avait une « fondation » scientifique des vérités politiques substantives, il y aurait un seul « critère » donné une fois pour toutes. Mais, si la société s’institue elle-même comme « autonome », elle ne peut pas éluder ces questions : pourquoi telle loi plutôt qu’une telle autre ? pourquoi telle vérité plutôt qu’une telle autre ? De sorte que la naissance de la politique et de la philosophie expriment, à mon avis, la reconnaissance de l’historicité et de la temporalité, la reconnaissance du mode d’être propre à l’homme, de son être inéluctablement « en plein air » dont le « destin » (la moira, la limite, le borne) est de faire sa propre histoire. Mais cela sera l’objet d’un nouvel exposé.

Vos commentaires seront bienvenus !

Liliana Ponce
Juillet 2013


  Bibliographie : 

- Castoriadis, C. (2004) Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. Paris, Seuil. 
- Castoriadis, C. (1996) "La démocratie comme procédure et comme régime" in La montée de l'insignifiance, Les carrefours du labyrinthe IV. Paris, Seuil. 
- Castoriadis, C. (1989) "Cornélius Castoriadis: une leçon de démocratie". Entretien de Chris Marker. Disponible sur Youtube
- Castoriadis, C. (1986) "La polis grecque et la création de la démocratie" in Domaines de l'homme, Les carrefours du labyrinthe II. Paris, Seuil. 
- Castoriadis, C. (1975) L'institution imaginaire de la société. Paris, Seuil. 






[1] Cette absence de source transcendante du sens de la loi et de la norme et cette absence de « détermination ». 

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